La belle et l’idiot
Yvette aurait été centenaire aujourd’hui ; connue de tous, elle était un peu la mascotte du quartier. On ne parle que de ça aux terrasses des cafés et sur la place du marché face à la cathédrale Saint-Vincent de Chalon-sur-Saône. La ville est en deuil.
Le
garde forestier a trébuché sur ce qu’il reste de l’aïeule, sans doute a-t-elle
été déchiquetée par un animal sauvage après s’être emmêlé les pieds dans des
filets de capture. Les chalonnais organisent une battue, traqueurs et rabatteurs
se dirigent vers la forêt d’où ils ne débusqueront pas la bête. Les gentilés de
la région oublient leur balade dominicale. Mais qui a posé ces filets ? Evidemment
tous nient en bloc.
Entre-temps le rapport d’autopsie tombe et oh, surprise, point de prédateur il y a, Yvette n’a pas été la proie des crocs d’une grosse bestiole mais d’une mâchoire d’acier.
Monsieur
le Maire, homme de terrain avant tout, entreprend de petites visites chez ses collègues
chasseurs, s’assurant amicalement qu’ils ne soient pas détenteurs de l’arme du
crime. C’est bien entendu à la justice que revient l’enquête, mais en vieux
renard qu’il est, Monsieur le Maire, Léon de son prénom, a le nez fin et
débusquera le coupable s’il s’agit d’un Chalonnais. Il commence sa tournée en
se rendant chez son ami de longue date, Dominique, bien que persuadé de son
innocence ; dans le cas contraire, la mauvaise surprise serait de taille.
Dominique est son adjoint en mairie, la soixantaine, un ancien militaire à la
stature imposante, ses cheveux blonds grisonnant en bataille lui donnant un air
de viking. Les deux hommes se serrent la poigne, la discussion s’engage autour
d’un verre :
- Es-tu
allé chez Robert, tu sais, l’idiot du village ; il ne m’a jamais inspiré
celui-là. Et puis, sa pauvre femme, belle comme elle est, elle reste cloîtrée
chez elle, on ne la voit jamais. Il paraitrait qu’elle s’occupe de ses deux
rejetons qui ne vont pas même à l’école. On dit qu’elle avait déjà le ventre
bien rond quand il l’a épousée.
- C’est
un bon bougre, lui répond Léon, il travaille le matin pour la commune. C’est
vrai, il n’a pas inventé le fil à couper le beurre mais il n’est pas bien
méchant. Toutefois, je le verrai demain matin quand il viendra récupérer ses
pelles et ses pioches.
Le
visage de Dominique se durcit avant qu’il n’insiste :
- Je ne
l’ai jamais vraiment senti, avec ses petits yeux rapprochés, on ne sait jamais
quand il nous regarde réellement. Ma petite fille en a peur, quand elle le
croise, elle fuit, les enfants ressentent ces choses-là. Oui, ça vaut le coup
de le faire parler.
Les
deux amis se saluent, Monsieur le Maire interloqué par l’insistance de
Dominique reprend sa virée. Il entreprend la même démarche avec Pierre, Paul et
Jacques et ne remarque rien d’anormal. Les trois compères, quant à eux
n’émettent aucun doute sur l’innocence du cantonnier. Sur le retour, Monsieur le
Maire s’interroge quant à l’obstination de son ami, pourquoi se focalise-t-il
autant sur le bonhomme, espère-t-il lui faire porter le chapeau, et
pourquoi ?
Il
veut en avoir le cœur net et dès le lendemain, à la première heure, il patiente
devant l’établi guettant Robert avant qu’il ne prenne son service.
- Oh,
Monsieur le Maire, bonjour, mais qu’est-ce qui vous amène de si bon matin ?
- Je
passe un peu saluer tout le monde depuis le drame, je m’informe sur les
activités de chacun, si vous avez un petit moment à m’accorder nous pourrions
discuter un bout.
Ravi
de l’intérêt que lui accorde Monsieur le Maire, Robert l’invite à prendre
l’apéro le soir même, lui proposant de lui présenter sa collection historique
d’armes de chasse. Ses petits yeux ne l’effraient nullement, Monsieur le Maire
lui trouvant plutôt un air bien sympathique ; la nature ne l’a pas gâté,
c’est tout. Il ne comprend pas les propos de Dominique, c’est bien la première
fois que quelqu’un médit de son employé. Le soir venu, il répond bien sûr à
l’invitation de Robert et toque à la porte que lui ouvre Madame.
- Bonjour
Madame Dupuis, bafouille-t-il, troublé par son regard azur.
- Mon
mari vous attend, venez, je vous conduis.
Sur
ce dernier point, Dominique n’avait pas tort, Madame Dupuis est une très belle
femme, voire un peu mystérieuse ; c’est la première fois qu’il la croise.
Il se remémore alors le bavardage avec son ami, et tout à coup le doute
s’installe, pourquoi ne sort-elle jamais, Robert le lui interdit-il de se promener
seule, aurait-il peur qu’elle ne s’échappe ou qu’elle ne révèle le pot-aux-roses ?
Ils
se serrent une poignée de mains, et Robert enquille fièrement :
- Ma passion
! Ces petits instruments servaient à nos pères à fabriquer les cartouches, et
voici d’anciens appeaux pour attirer les volailles. J’ai récupéré ces filets de mon grand-père,
ils sont bien fatigués, mais je les garde, affaire de sentiment. Attendez, le
grand vert n’est pas à sa place, je voulais justement vous le montrer, le seul
en bon état.
Marie ! hurle-t-il
à son épouse.
- Oui,
deux minutes.
- Où est
le grand filet, personne n’est venu ici ?
- Non,
personne ne vient jamais, lui répond-t-elle, comme blasée. Venez donc vous
rafraichir, Monsieur le Maire a certainement mieux à faire que de reluquer tes
vieilleries.
Sur le retour, Monsieur le Maire s’interroge quant à la disparition des filets et pense, à regret, que Dominique pourrait bien avoir raison ; l’idiot pourrait être plus malin qu’il ne le parait. Honteux de sa mauvaise pensée envers cet homme un peu simple, il lui demande toutefois dès le lendemain de revoir ses trésors. Robert accepte avec plaisir, et l’attend en fin d’après-midi, après la sieste.
Cette
fois, Madame le reçoit avec un grand sourire et lui présente Angel et Maurice. Les
deux petits blondinets à peine âgés d’une dizaine d’années se ressemblent comme
deux gouttes d’eau, mais n’ont rien, ni de leur père, ni de leur mère. Robert
est un petit rouquin trapu et Madame une brune à la peau blanche. Il la regarde
faire ses mimiques, n’osant lui poser de question, avant qu’elle ne lui
annonce :
- Ils
sont sourds et muets de naissance, j’ai appris le langage des signes et je leur
fais la classe.
Monsieur
le Maire baisse les yeux, tant intimidé par la splendeur douloureuse de Madame
qu’ému par ses deux petits, quand Robert intervient tout excité :
- Je
suis content de vous revoir. L’autre soir, je n’ai pas eu le temps d’ouvrir l’armoire
où je range des outils qui pourraient être dangereux pour les enfants.
Regardez, un sécateur de vigneron, il est d’époque. Et celles-là, c’est
interdit aujourd’hui, des dentitions d’acier pour capturer les renards. Je vais
les étiqueter avec leur âge, car un jour on oubliera.
Monsieur
le Maire lui demande s’il peut les photographier, ce qui flatte l’homme un peu fruste,
et bien sûr, il y consent.
Se dirigeant sans délai vers la gendarmerie, Monsieur le Maire s’en veut d’avoir été si naïf, les enfants et Madame, dont le charme ne lui est pas indifférent, pourraient subir le sort d’Yvette.
Quelques
heures plus tard, les gendarmes ayant visionné les photos, se rendent au
domicile de Robert.
- Madame
Dupuis ? Votre époux est-il là ?
- Bonjour,
oui, mais que se passe-t-il ?
- Emmenez
les enfants dans leur chambre, il n’est pas nécessaire qu’ils assistent à
l’arrestation de leur père, nous l’emmenons en garde à vue.
Un
instant, elle reste figée, le visage fermé avant de reprendre :
- Mais
qu’a-t-il donc fait ?
Angel
et Maurice n’ont pas bougé, ils continuent d’étudier, quand l’un des gendarmes
s’adresse à Angel lui demandant ce qu’il lit.
- Ils
sont sourd et muets, intervient Madame avec froideur.
Le
gendarme se penche alors vers l’enfant, lui tapotant l’épaule pour le rassurer,
chipant gentiment son livre pour en découvrir le titre, mais de titre, il n’y
en a pas. Souriant au petit qui le regarde sans comprendre, il feuillète
quelques pages, en fait de même avec le livre de son frère, et tombe à la
renverse s’écriant :
- Du
sang dans les livres !
Les
deux bouquins racontent la même histoire, celle de l’épouvantable fin d’Yvette,
où chacun tient son rôle.
Madame
tente bien de détourner son attention de ces écrits, mais l’homme en uniforme
appelle à la rescousse ses collègues qui rappliquent accompagnés de Monsieur le
Maire.
Robert
ne comprend rien, grommèle comme un bon diable face à la scène qui lui échappe,
tandis que l’officier diffuse à haute voix le texte d’apprentissage des
enfants.
« Au départ, choisissez une proie malade ou vieillissante, une prise facile. Elle sera moins tendre à l’arrachage et peut-être son sang plus épais, mais ce sera un bon début…Laissez-là s’agiter un peu avant de la tuer, c’est le meilleur moment…..Bravo, je suis fière de vous ».